La goutte d'eau
Vous connaissez sans doute tous le microscope, cet instrument qui fait voir les objets mille fois plus gros qu’ils ne sont en réalité. Lorsqu’on s’en sert pour regarder une goutte d’eau prise dans un étang, on découvre dans cette goutte d’eau une multitude d’animaux de formes bizarres qu’il est impossible d’apercevoir à l’œil nu. Ces animaux existent véritablement ; ce n’est pas une illusion. Il semble que ce soit une assiette remplie de petits crabes, qui se démènent avec une incroyable vivacité. Et comme ils sont voraces ! Avec quelle prestesse les uns arrachent et dévorent les pattes, les pinces et même les têtes des autres ! Pourtant tous ces êtres sont susceptibles d’avoir du bonheur à leur manière…
Il y avait une fois un vieux bonhomme que tout le monde appelait Cribbel-Crabbel. On ne lui connaissait pas d’autre nom. Il voulait toujours posséder les choses les plus rares, et s’il ne pouvait les obtenir autrement, il avait recours à la magie pour se les procurer. Un jour il était assis devant sa porte et occupé à regarder dans son microscope une goutte d’eau tirée d’un bourbier voisin. Quelle fourmillement ! Quel sens dessus dessous ! Des milliers d’animaux étaient là grouillant, se battant, et s’entre-déchirant.
— C’est abominable ! s’écria le vieux Cribbel-Crabbel. Est-ce qu’il n’y aurait pas quelque moyen de faire vivre en paix ces enragés, et de les ramener à des principes et à un appétit plus modérés ?
Il réfléchit à cela longtemps ; mais ses connaissances chimiques, politiques et médicales ne lui suggérèrent aucun remède ; c’était le cas d’employer le sortilège.
Que fit-il ? Pour mieux voir d’abord, il mêla à la goutte d’eau quelque chose qui ressemblait à la dixième partie d’une goutte de vin rouge. C’était du sang tiré du bout de l’oreille d’une sorcière, liqueur d’une qualité superfine à 1 franc 30 centimes le demi-kilo ; et, même à ce prix-là, on n’en a pas comme on veut.
La mixtion opérée, tous les singuliers animaux devinrent d’une couleur rouge-clair, si bien que la goutte d’eau habitée par eux ressemblait à une ville peuplée d’hommes sauvages, totalement nus.
— Qu’examines-tu donc là ? lui dit, en survenant, un autre magicien qui, lui, n’avait jamais eu de nom, ce qui était son trait de caractère le plus particulier.
— Si tu peux deviner ce que c’est, répondit Cribbel-Crabbel, je t’en fais cadeau ; mais je crois que je ne cours pas grand risque, à moins que la chose ne te soit déjà connue.
Le second magicien, celui qui n’avait pas de nom, se mit alors à regarder dans le microscope, et il y vit cette ville toute fourmillante d’hommes dont la laideur n’était déguisée par aucun vêtement. Mais si l’aspect de cette population était des plus repoussants, ses mœurs étaient encore plus horribles. Le spectateur frémit en voyant de quelle façon incivile tous ces individus se poussaient, se pinçaient, se piquaient, se mordaient, et se déchiraient l’un l’autre. C’était une cohue, un vacarme indescriptible. Tantôt ceux qui se trouvaient en haut, tombaient au fond, tantôt c’étaient ceux du fond qui montaient en haut. Celui-ci a la patte trop longue ; un autre la lui arrache. Celui-là est blessé ; on se jette sur lui, on le tiraille de tous côtés, on le met en quartiers et on le dévore. S’en trouve-t-il un par hasard qui se tient tranquille, et, comme une petite demoiselle, semble ne demander que le calme et la paix, tous ses concitoyens s’empressent à lui chercher dispute, l’estropient et le font disparaître. Il y en a dix à la fois qui veulent être les maîtres ; mais pas un seul ne consent à obéir : c’est un véritable tohu-bohu.
— Hé ! hé ! voilà un spectacle assez repoussant, dit le magicien anonyme.
— Oui, mais que crois-tu que ce soit ? répliqua Cribbel-Crabbel.
— C’est bien facile à deviner, ce doit être Paris ou quelque autre grande ville ; elles se ressemblent toutes.
— Point : c’est tout simplement une goutte d’eau bourbeuse.
— Ma foi ! répartit l’autre, l’erreur n’est pas énorme ; il n’y a que la différence du petit au grand.
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