Romain Rolland (1866-1944)
"2 fĂ©vrier. Saint Martin soit bĂ©ni ! Les affaires ne vont plus. Inutile de sâĂ©reinter. Jâai assez travaillĂ© dans ma vie. Prenons un peu de bon temps. Me voici Ă ma table, un pot de vin Ă ma droite, lâencrier Ă ma gauche ; un beau cahier tout neuf, devant moi, mâouvre ses bras. Ă ta santĂ©, mon fils, et causons ! En bas, ma femme tempĂȘte. Dehors, souffle la bise, et la guerre menace. Laissons faire. Quelle joie de se retrouver, mon mignon, mon bedon, face Ă face tous deux !... (Câest Ă toi que je parle, trogne belle en couleurs, trogne curieuse, rieuse, au long nez bourguignon et plantĂ© de travers, comme chapeau sur lâoreille...) Mais dis-moi, je te prie, quel singulier plaisir jâĂ©prouve Ă te revoir, Ă me pencher, seul Ă seul, sur ma vieille figure, Ă me promener gaiement Ă travers ses sillons, et, comme au fond dâun puits (foin dâun puits !) de ma cave, Ă boire dans mon cĆur une lampĂ©e de vieux souvenirs ? Passe encore de rĂȘver, mais Ă©crire ce quâon rĂȘve !... RĂȘver, que dis-je ? Jâai les yeux bien ouverts, larges, plissĂ©s aux tempes, placides et railleurs ; Ă dâautres les songes creux ! Je conte ce que jâai vu, ce que jâai dit et fait... Nâest-ce pas grande folle ? Pour qui est-ce que jâĂ©cris ? Certes pas pour la gloire ; je ne suis pas une bĂȘte, je sais ce que je vaux, Dieu merci !... Pour mes petits-enfants ? De toutes mes paperasses, que restera dans dix ans ?"
Nous sommes au XVIIe siÚcle. Colas Breugnon, un artisan menuisier bourguignon de 50 ans, entreprend de coucher sur le papier une année de sa vie : les anecdotes, les bonnes histoires, la famille, les amis, mais aussi les malheurs que le destin apporte. Colas reste un optimiste et un philosophe malgré tout.