Tristan Bernard (1866-1947)
"â Simon, vous ne serrez pas votre distance, vous serez consignĂ© deux kummels.
JâĂ©tais habituĂ© Ă cette plaisanterie que me faisait au manĂšge le brigadier Merlaux. Il avait adoptĂ© cette forme elliptique, les deux jours de consigne quâil me donnait Ă©tant gĂ©nĂ©ralement levĂ©s Ă la cantine. Ce qui mâennuyait le plus, ce nâĂ©tait pas dâoffrir deux kummels, câĂ©tait dâĂȘtre obligĂ© dâen boire un.
Nous Ă©tions une douzaine Ă la file dans le manĂšge vaste et sombre. Avec nos bourgerons mal tirĂ©s et nos ceinturons de cuir, nous ressemblions Ă de grands enfants. JuchĂ© sur ma jument Lunette, les pieds pendants, faute dâĂ©triers, jâĂ©tais partagĂ© entre la crainte dâĂȘtre puni et la prĂ©occupation de ne pas amener les naseaux de Lunette trop prĂšs de la croupe de Franchise, qui ruait.
Lâofficier chargĂ© des Ă©lĂšves-brigadiers Ă©tait parti ce jour-lĂ de bonne heure, et notre marĂ©chal des logis nâavait pas tardĂ© Ă le suivre. Cette double dĂ©fection lui donnant le pouvoir suprĂȘme, le brigadier Merlaux avait quittĂ© la tĂȘte de la reprise et sâĂ©tait placĂ© au centre du manĂšge. Nous continuions Ă trotter sans Ă©triers. Quelques-uns dâentre nous, impatients et autoritaires, soufflaient au brigadier le commandement : Au pas !... Mais il restait les yeux fixĂ©s sur la baie du manĂšge, et disait entre ses dents :
â Un instant, nom de Dieu ! Le sous-officier est encore dans la cour !...
â Au pas ! tas de veaux ! nous dit-il un instant aprĂšs. Feignants de malheur, qui ne veulent rien savoir pour aller cinq minutes au trot sans Ă©triers ! Du temps que jâai fait mes classes, tu parles que lâon pilait pendant des trois quarts dâheure, et câest rare si nos gradĂ©s, Ă nous, Ă©taient des poires comme moi, et sâils nous avaient Ă la bonne !"
Recueil de 15 nouvelles.
15 portraits, peints avec humour, de fripouilles, d'assassins et de voleurs... L'humanité selon Tristan Bernard...