Jules Verne (1828-1905)
"Ce jour-là, 16 août, à six heures du soir, la place de Top-Hané, à Constantinople, si animée d’ordinaire par le va-et-vient et le brouhaha de la foule, était silencieuse, morne, presque déserte. En le regardant du haut de l’échelle qui descend au Bosphore, on eût encore trouvé le tableau charmant, mais les personnages y manquaient. À peine quelques étrangers passaient-ils pour remonter d’un pas rapide les ruelles étroites, sordides, boueuses, embarrassées de chiens jaunes, qui conduisent au faubourg de Péra. Là est le quartier plus spécialement réservé aux Européens, dont les maisons de pierre se détachent en blanc sur le rideau noir des cyprès de la colline.
C’est qu’elle est toujours pittoresque, cette place – même sans le bariolage de costumes qui en relève les premiers plans, – pittoresque et bien faite pour le plaisir des yeux, avec sa mosquée de Mahmoud, aux sveltes minarets, sa jolie fontaine de style arabe, maintenant veuve de son petit toit d’architecture célestienne, ses boutiques où se débitent sorbets et confiseries de mille sortes, ses étalages, encombrés de courges, de melons de Smyrne, de raisins de Scutari, qui contrastent avec les éventaires des marchands de parfums et des vendeurs de chapelets, son échelle à laquelle accostent des centaines de caïques peinturlurés, dont la double rame, sous les mains croisées des caïdjis, caressent plutôt qu’elles ne frappent les eaux bleues de la Corne-d’Or et du Bosphore.
Mais où étaient donc, à cette heure, ces flâneurs habitués de la place de Top-Hané ; ces Persans, coquettement coiffés du bonnet d’astracan ; ces Grecs balançant, non sans élégance, leur fustanelle à mille plis ; ces Circassiens, presque toujours en tenue militaire ; ces Géorgiens, restés Russes par le costume, même au-delà de leur frontière ; ces Arnautes, dont la peau, gratinée au soleil, apparaît sous les échancrures de leurs vestes brodées, et ces Turcs, enfin, ces Turcs, ces Osmanlis, ces fils de l’antique Byzance et du vieux Stamboul, oui ! où étaient-ils ?"
Van Mitten, accompagné de son valet Bruno, arrive à Constantinople où il a l'intention de rendre visite à son vieil ami Kéraban dont le caractère est connu pour son inflexibilité. Ce dernier, refusant de payer la nouvelle taxe sur la traversée du Bosphore, décide de faire le tour de la mer Noire pour rentrer chez lui ; il entraîne van Mitten dans ce voyage qui sera loin d'être une sinécure...