Maurice Renard (1875-1939)
"J’avais neuf ans lorsque ma mère mourut. Une pleurésie l’emporta.
Elle était jeune et très belle. Je l’aimais passionnément. Cet amour éperdu, inquiet, farouche, emplissait ma vie. La mort de ma mère faillit me tuer. Je restai plusieurs semaines en danger, brûlant de fièvre et délirant, coiffé de glace.
Un jour, pourtant, mes yeux cessèrent de plonger dans le monde des fantômes ; ils se rouvrirent à la réalité. J’aperçus, penché sur moi, le visage anxieux de mon père.
Nous vécûmes durant plusieurs mois dans une étroite intimité, serrés l’un contre l’autre. La mémoire de Maman régnait sur nous comme un charme funèbre et bien-aimé. Mon père m’adorait. Il faisait des prodiges de tendresse pour tâcher de remplacer auprès de moi celle qui n’était plus. Je sais d’ailleurs qu’à cette époque ma santé lui donnait de cruelles inquiétudes. Les médecins avaient parlé d’une rechute possible, qu’il fallait éviter à tout prix. Et sans doute mon père me chérissait-il non seulement de tout son immense amour paternel, mais encore de tous les regrets que lui laissait son malheur. J’étais, à ses yeux, un portrait de la morte, son image imparfaite mais sensible, quelque chose d’elle qui continuait ; j’étais aussi l’incarnation présente d’une étreinte passée, un baiser fait chair et resté vivant. Loin de moi la pensée d’avilir le moins du monde l’affection forcenée dont il m’enveloppait ; mais, en quelque sorte, je faisais partie des reliques qu’il conservait pieusement : photographies, rubans, fleurs sèches et robes, triste musée commémoratif dont j’étais, pour lui, la pièce inestimable."
Recueil de 32 contes aux frontières de l'étrange par l'auteur de "Les mains d'Orlac".